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    Pour une critique épimoderne. Entretien avec Emmanuel Bouju

    par Mathieu Messager

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    Publié dans le n° 1123-1124 (nov. 2022) de la revue Europe, le présent entretien porte sur le récent essai d'Emmanuel Bouju, Épimodernes. Nouvelles « leçons américaines » sur l'actualité du roman, paru en libre accès aux éditions Codicille (Québec) en 2020. L'Atelier de théorie littéraire avait publié un extrait : « Le disque magique de l'autorité. Sur le dernier roman de Roberto Bolaño ».

    Cet entretien est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation des deux auteurs et de la revue Europe.

    Dossiers Contemporain, Autorité.


    Pour une critique épimoderne. Entretien avec Emmanuel Bouju

    À la manière d'Italo Calvino et de ses Leçons américaines (1988), dont le modèle est ici intentionnellement prolongé, Emmanuel Bouju détaille six valeurs qui lui semblent caractériser le présent et l'avenir proche de notre littérature : la superficialité, le secret, l'énergie, l'accélération, le crédit, l'esprit de suite. Chacune de ces catégories illustre en extension, par un creusement sémantique des différentes valeurs du préfixe grec épi, la notion d'« épimoderne » que l'auteur invente et mobilise pour sa démonstration. Ce panorama critique parcourt ainsi le roman contemporain sur son versant occidental et embrasse un large corpus qui va d'Enrique Vila-Matas à Olivier Cadiot, en passant par Aleksandar Hemon, Roberto Bolaño, Elfriede Jelinek, et tant d'autres.

    L'épimodernisme défendu par Emmanuel Bouju s'inscrit sur fond d'une histoire intellectuelle récente qui n'a eu de cesse de penser son rapport au « moderne » en inventant une terminologie fortement marquée par l'usage de la préfixation : « postmoderne » (Lyotard), « antimoderne » (Compagnon), « surmoderne » (Augé) ou encore « non-moderne » (Latour). Si l'auteur participe donc à l'inflation de ce dictionnaire des néologismes en prise avec la question de la modernité, il le fait de façon émancipatrice et sans esprit de synthèse : l'épimodernisme indique chez lui une tendance du roman actuel qu'il se refuse de nommer de manière trop stricte, afin de lui laisser du jeu et de l'ouvrir à des formes encore à venir. Car l'ambition de ce livre est avant tout de s'engager « pour » la littérature, de défendre en elle ce qui s'y joue de plus actif, dans son rapport au présent et aux diverses autorités qui voudraient en restreindre la force de perturbation.

    Mais la réussite de cet essai tient surtout à l'originalité de sa forme qui cherche à faire du genre de la critique littéraire un espace de pleine création. Nombreux sont les passages où l'auteur s'immisce dans les textes lus, emprunte la voix de ceux qu'il commente, refait en son nom le trajet de certains personnages clefs. Le jeu de la ventriloquie est ici pleinement affiché, comme pour mieux souligner que la force d'une lecture relève avant tout de la qualité d'une écoute. Nous avons voulu, à notre tour, « écouter » ce livre dans ce qu'il pouvait nous dire de l'actualité de l'écriture critique. Nous avons donc essayé de trouver six valeurs pour la critique littéraire à venir, six entrées définitoires de ce qu'il conviendra désormais d'appeler « l'épicritique » et que nous avons discutées avec Emmanuel Bouju sous la forme d'un entretien.

    [épicritique #1 : « disposition »]

    Mathieu Messager : Votre livre, me semble-t-il, joue avec (ou déjoue) les codes traditionnels de la publication savante. Aussi bien dans son mode de diffusion (en ligne, gratuit, imprimé à la demande) que dans sa construction, volontiers aimantée par des jeux de références situées à la périphérie du texte proprement dit (on ne compte pas les peintures, les photogrammes, les plans, les cartes, les dessins, les QR codes pointant vers du contenu audio ou vidéo). Ce jeu entre le dehors et le dedans du livre me paraît symptomatique d'une forme critique qui joue elle aussi avec le préfixe « épi » en faisant de l'épi-textualité critique une valeur forte. Ce qui semble important, c'est donc de tourner autour du livre critique, c'est de le poser au-devant de soi comme un objet instable : à la fois système parfait d'analyse et dérision de tout système. Envisagez-vous l'exercice critique comme une démarche créatrice, comme la construction d'un objet savant avec lequel il est permis de jouer ?

    Emmanuel Bouju : Oui, on pourrait dire que cela tient à une double « disposition » précisément : disposition des objets littéraires (je les dispose et j'en dispose) et disposition à la critique créatrice, à l'exemple de la section intitulée Capital K. J'y pratique le tout par le détail, le trajet par le détour, la raison par l'absurde. La dispositio, c'est la notion-clé de la rhétorique, mais c'est aussi un principe cardinal de l'art romanesque contemporain. Peut-être cela relève-t-il, pour moi, de l'héritage du discours du prix Nobel de Claude Simon et son idée de « causalité intérieure » : « il semble aujourd'hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d'exiger de lui) une crédibilité (…) qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments ». C'est une règle d'écriture qui est aussi une façon de comprendre l'engagement de l'écriture, (« qui, chaque fois qu'elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l'homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci »), bien loin du mirage, réactivé à l'envi aujourd'hui, de la « transitivité ». Paradoxalement (ou non), c'est dans cette disposition d'écriture – critique et créative à la fois – que se situent l'enjeu et la crédibilité mêmes de l'essai : trouver et manifester une forme de rapport original entre écriture et monde, qui me lie aux auteurs que je lis, et dont l'écriture elle-même est critique (et politique). Une forme qui engage, à la fois en contact avec son objet et légèrement surélevée par rapport à lui (signification première du préfixe epi) : sérieux et humour, disposition savante des références et distance auto-ironique, texte et image, forme close et signification ouverte, peut-être même aussi chiffrage de la littérature (avec 2666 de Bolaño en borne initiale et point d'ancrage) et déchiffrement du réel.

    [épicritique #2 : « grammatisation »]

    Matthieu Messager : Ce qui m'amène à penser que le « sens » que vous trouvez dans les livres que vous étudiez ne précède pas l'exercice du commentaire ; il advient par le jeu de l'écriture, par le trajet singulier que vous construisez. C'est là ce que j'appellerais volontiers la « grammatisation » du texte épicritique : les idées et les concepts se nouent à même la langue, à même la lettre – au sens fort et étymologique du mot (grámma en grec). Cette dimension est tellement massive, tellement affichée et avouée, qu'elle échappe de facto au soupçon de vaine érudition qui pourrait planer sur elle ; j'y vois davantage ce que Barthes appelle, de façon bien plus dynamique, une « philologie active », une prise en charge empathique de la matérialité des signes. Il y a ainsi dans votre livre : du diacritismehistor »/ « istor ») ; de l'étymologismeenargeia », « virtus », « evidentia ») ; du polysémisme (comme ces variations autour du mot « consistency », ou autour du mot « Rien ») ; du traductologisme (lors de l'analyse pointilleuse du « Niemand » de Paul Celan) ; du dyslexisme volontaire (qui fait se télescoper « KAfka » et « CĀrtārescu »)… et qui se traduit, au final, par une pathologie d'ordre quasi littéraliste : je pense justement à ce passage (Capital K) où vous feignez d'être saisi d'une vision folle : hallucination qui vous fait percevoir l'histoire de la littérature comme secrètement régie par un « K » majuscule. La critique est-elle pour vous le lieu où peut s'affirmer une identité forte et renouvelée du littéraire ? Position d'autant plus politique aujourd'hui que ce souci de la lettre, que n'arrête jamais un sens définitif, me semble aller à l'encontre d'une inflation discursive où seuls comptent le message, le mot juste, la parole dite efficace. 

    Emmanuel Bouju : « Grammatisation », malgré son côté intimidant, est le mot qui convient – y compris au sens quasi littéral de Sylvain Auroux, désignant par grammatisation et littéralisation l'usage des grammaires et dictionnaires dans l'écriture : usage hérité, en ce qui me concerne, aussi bien de la fréquentation de Benveniste que de Perec. La lettre est une obsession avouée en effet, dérivée sans doute aussi de mes lectures derridiennes, mais peut-être, surtout, reprise à la « dyslexie » de Roberto Bolaño, évoquée dans le très beau « discours de Caracas » : « Sous ma dyslexie pourrait se cacher une méthode sémiotique bâtarde, ou graphologique, ou métasyntaxique, ou phonématique, ou simplement une méthode poétique ». J'y vois une façon de pratiquer, avec l'épimodernisme, une forme poétique et sémiotique bâtarde d'histoire de la littérature : écrite « à l'oreille » et « à la main » (je recopie beaucoup, sur cahiers, les auteurs que je lis). Cette grammatisation ne se sépare pas de la mémoire sensible des textes, de l'inscription physique de la lettre au front du lecteur que je suis – comme la kategoria antique au front du condamné. C'est une méthode critique poussée aux limites des possibilités mêmes du texte et du raisonnement : une pratique différante, une pratique active de déplacement, de jeu, d'activation des potentialités à même la lettre de la littérature.

    [épicritique #3 : « association »]

    MM : Cette pratique du déplacement me conduit à penser que l'écriture épicritique est d'abord mue par un principe de libre-association, surveillée certes, mais suffisamment souple pour autoriser des passages où l'herméneutique joue à dériver. Ce qui est miné, alors, c'est la logique de consécution propre à la discursivité savante : on n'a pas de démonstration lente et pesante, mais bien de multiples départs et – le plus souvent – une écriture qui avance par anadiplose, par associations brusques et enchaînées (comme le fait la chanson enfantine « marabout bout de ficelle »). Cet éloge de la digression surveillée est comme encadré par deux modèles, que l'on retrouve au début et à la fin de votre essai : Kafka, d'abord,  qui vous ouvre les portes d'une compréhension de la littérature fondée sur les possibles géographiques et sur les croisements libres à travers le temps (c'est ce que vous appelez l'« amerikanisation » de la littérature) ; Cadiot ensuite, qui dans l'analyse que vous faites du livre-monologue Un Mage en été, dessine l'utopie d'un discours débarrassé de ses scansions logiques, s'auto-engendrant lui-même, à la façon d'un automate. J'y vois comme le besoin de laisser l'interprétation littéraire aller sans boussole, dans une forme d'errance libre et joyeuse. Ce qui est un beau pied de nez aux thuriféraires (encore nombreux) qui plaident pour la « vérité » en littérature, pour le « sens dernier » et pour la « bonne interprétation ».

    EB : Je préfère plaider pour le fait de « bien vouloir la vérité », à la façon dont Olivier Cadiot (encore lui) définit l'écriture : « la vérité, c'est intéressant de vouloir la dire, et l'écriture est juste le mouvement de ce bon vouloir ». Juste ce mouvement vers la vérité, et non la prétention de dire la vérité. Ainsi va ce que vous appelez l'épicritique. Éviter la discursivité savante par le jeu de l'association, c'est peut-être une façon de rendre hommage, en la parodiant, à ma formation post-structuraliste. C'est certainement, en tout cas, un éloge de la digression faussement erratique : une forme de raisonnement (en principe jamais absurde) qui bifurque ou qui incise, qui détourne ou au contraire coupe court. J'essaie d'écrire « au plus juste », sans pour autant fixer le sens. Quitte à faire dérailler l'herméneutique par l'association d'idées, à comparatiser (si l'on veut) chaque entité textuelle en l'ouvrant sur son dehors. Mais ce n'est pas pour autant un éloge de la sérendipité. Les trajectoires sont soigneusement ménagées – même par le moyen d'une simple analogie entre le col blanc de Kafka et celui de Mastroianni dans La Notte, pour rendre compte de la logique singulière de l'œuvre d'Enrique Vila-Matas, ou entre les cavaliers fantômes de Dürer et les papillons d'argent de Shakespeare, pour évoquer l'écriture des guerres en ex-Yougoslavie, chez David Albahari, Dubravka Ugrešić

    et Aleksandar Hemon. J'évolue sur un sentier d'arpenteur : qui m'y accompagne peut parfois avoir l'impression de se perdre, mais pas d'inquiétude, ce sont des raccourcis éprouvés.

    [épicritique #4 : « imitation »]

    MM : Cette technique d'arpentage dans la bibliothèque la plus ouverte possible rappelle précisément Enrique Vila-Matas, écrivain que vous prenez en modèle à de nombreuses reprises. C'est là d'ailleurs, à mes yeux, la part la plus novatrice de ce livre : vous assumez et vous défendez le mimétisme critique jusqu'à vous autoriser à pasticher l'auteur lu, sans fausse pudeur ni précaution d'usage. Le texte épicritique devient donc – pleinement – un exercice d'auteur au second degré (je pense au « jeu du paseo » que vous inventez pour  Vila-Matas ou au parasitage critique qui anime les toutes dernières pages du livre quand vous semblez ventriloquer le mage d'Olivier Cadiot). Plutôt que de vous armer de notes de bas de page, de renvois paginés en citations exhaustives – toutes formes d'excuses derrière lesquelles s'abrite le « vol » légitimé du critique – vous prônez la contrebande, au vu et au su de tous : on passe les frontières en se faisant passer pour l'auteur, on embarque clandestinement sur son livre-esquif, on produit à son tour des faux en imitant le papier-monnaie d'une valeur éprouvée. 

    EB : Imitation et écriture au second degré, oui, cela définit bien plusieurs coups de force critiques du livre. D'ailleurs, au terme de cet entretien, je m'exprimerai comme vous, Mathieu Messager, c'est-à-dire un peu comme Barthes, que nous imitons tous à la fin des fins. Imitation clandestine et faussaire, dites-vous, à juste titre : car les frontières (entre fait et fiction, entre authenticité et simulacre) sont faites pour être traversées. Est-ce imitation ou réinvention ? Cela relève d'un thème sous-jacent de l'essai, présent en filigrane (en marge du secret, de l'accélération, et bien sûr de l'esprit de suite) : l'absence de l'origine, l'écriture conçue comme copie sans original (ce qui était déjà présent dans mon essai sur la Transcription de l'histoire, et qui a depuis été développé par de jeunes chercheur·es comme Flavia Bujor ou Loïse Lelevé). À cet instant, mon goût pour la digression et l'imitation me conduirait volontiers à raconter l'histoire des deux rabbins de Lituanie (une histoire de plagiat par anticipation que j'ai utilisée naguère pour dire la malédiction de la mémoire chez Borges). Mais ce sera pour une autre fois. On pourrait évoquer aussi l'anxiety of affluence (Ben Hutchinson) : l'angoisse de la bibliothèque ou de la dette bibliographique, une dette sans fond qu'on ne peut jamais rembourser (et c'est mieux ainsi). Sauf en monnaie de singe, peut-être.

    Est-ce que cette pratique d'imitation fonctionne comme un moyen de me trouver une place dans la littérature, alors que je ne suis pas écrivain ? Peut-être. Mais là je m'interroge moi-même, comme si j'étais vous.

    C'est aussi une façon de repenser la question de l'épigonalité, en évitant non seulement de retomber sur la répétition postmoderne, mais aussi sur l'idée – héritée notamment d'Adorno – d'un « style tardif » de la dernière modernité : il n'y a pas de style tardif de l'épimodernité, quand bien même il y aurait pratique d'imitation, de réécriture, voire de plagiat. Pas de sublime, pas de chant du cygne, pas de fétichisme de la fin. Quand je pratique une critique d'imitation, c'est donc toujours avec le décalage de l'ironie, le jeu du détournement, et l'idée de montrer comment un texte est en lui-même un réservoir de possibilités et d'usages, lequel fait de la littérature une texture vivante et évolutive.

    [épicritique #5 : « scientifisation »]

    MM : Vous êtes aussi, à ma connaissance, l'un des rares littéraires qui s'aventurent sur le terrain des sciences, et des sciences dites « dures » a fortiori. Là aussi, il y a une part d'imitation, non plus du littéraire, mais du scientifique. Et non plus dans l'intention d'abriter le discours sur la littérature derrière une fausse caution (celle du chiffre, de la modélisation, de l'objectivité, etc.), mais plutôt dans l'intention de trouver de nouvelles images, de nouveaux terrains conceptuels à partir desquels relancer la pensée du littéraire. Il y a ainsi beaucoup d'emprunts dans votre livre : à la physique quantique (la théorie des « mondes multiples » selon l'équation de Schrödinger), à la neuroscience (la « boîte-miroir »), à l'économie fiduciaire (le crédit), à l'épigénétique (le secret et la théorie des gènes silenciés), à l'optique (l'effet « phi »), à la cybernétique (l'homéostat). Il y a là comme un encyclopédisme critique à la fois rigoureux (exact) et parodique (il enfle volontairement la scientificité comme pour mieux tourner en dérision l'accusation de mollesse qui entoure la « science » des textes). J'y vois aussi, de façon plus intime, plus secrète, ce qui pourrait relever d'une dette fantôme à l'égard de votre grand-père, Louis Cartan, physicien atomiste « exécuté pour fait de résistance dans le cadre de l'opération Nacht und Nebel » (note de bas de page, p. 56).

    EB : « Scientifisation » est un bon terme – avec ce qu'il charrie de ridicule et de parodie. Je ne suis pas aussi rigoureux que Catherine Malabou en matière d'épigénétique, je dois l'avouer. Et oui, c'est très bien lu : la dette fantôme à l'égard de mon grand-père, exécuté en 1943. On pourrait ajouter mon grand-oncle (Henri), cofondateur de Bourbaki et de l'axiomatique, et mon arrière-grand-père (Elie), mathématicien génial, fils de forgeron devenu prof à l'ENS et membre de l'Institut, et qui avait servi à Einstein de conseiller et garant en mathématiques pour la théorie de la relativité. Lourde hérédité, on le voit, dont mon nom paternel a toujours permis d'alléger le poids, mais dont l'exercice, « postmémoriel », ne cesse de se rendre plus évident chaque jour à mes propres yeux, à mesure que je vieillis. C'était déjà très présent pour la question de l'écriture de l'histoire (qui, déclinant les formes de résistance, demeure centrale dans mon travail et aussi dans ce livre) ; mais c'est devenu plus visible au fil des années par l'usage des détours et prétextes scientifiques. Que mon propos ne soit jamais à la hauteur de ses références en sciences dures, voire même en sciences sociales ou économiques (auxquelles j'emprunte de plus en plus en travaillant sur la question du crédit et des dettes), cela fait partie de ce complexe en forme de douleur fantôme. Dès mes études supérieures, j'avais choisi la littérature pour ne pas être contraint par mon héritage familial de devoir briller ostensiblement en sciences. Alors, détourner, voire trahir les sciences par ma façon d'écrire, par le jeu des métaphores et des détournements, c'est rester cohérent avec mes choix de jeunesse, et avec ma nostalgie de ce qui n'a pas eu lieu.

    [épicritique #6 : « contre-affirmation »]

    MM : C'est peut-être là l'origine de votre esprit de contradiction ! Esprit qui donne aussi toute sa force à l'exercice épicritique : en effet, de chapitre en chapitre, se dessine dans votre livre un réseau d'affirmations fortes qui placent toujours la littérature contemporaine dans la position de l'adversaire ; la littérature est pour vous la grande opposante, celle qui contre et qui est contre :  elle est tour à tour un « contre-temps » (c'est elle qui réplique à l'accélération de notre époque, elle qui répond à la compression du présent) ; une « contre-autorité » (en mettant en scène des écrivains à la marge, amoindris, non autorisés, elle tire paradoxalement crédit du discrédit) ; une « contre-économie » (en défendant l'inutilité de ce qu'elle est, en affirmant le Rien qui est au cœur de sa pratique et de sa consommation, elle se convertit en part maudite, non intégrable au circuit des valeurs) ; une  « contre-archive » (en donnant la voix aux témoins de l'histoire – en les inventant ou les faisant revivre – elle s'oppose à l'histoire-juge, à la recomposition des indices par l'enquêteur institué et mandaté ; elle construit une autre archive collective, elle investit d'autres mémoires possibles contre la mémoire officielle et l'archive surveillée par l'État légitime) ; une « contre-utopie » (la patience d'un Pierre Senges est à cet égard emblématique, et vous montrez combien son geste créateur est fort en cela qu'il investit des beautés impossibles, qu'il prend plaisir à esthétiser l'échec : la littérature (réussie) nous dit qu'il existe aussi des contre-utopies salutaires). C'est comme si l'interrogation de la littérature vous permettait de mettre à l'épreuve (ou plutôt à la « contre-épreuve », au sens d'une gravure ou d'une copie inversée) les valeurs dominantes de notre société. Mais vous allez peut-être me contredire ?...

    EB : Bien sûr : je ne suis absolument pas d'accord. Bon, si. Comme toi, mon lecteur, l'indiques parfaitement, c'est une contre-épreuve que je cherche : une positivité du négatif, une ruse de l'impuissance, une autorisation malgré tout. D'où le modèle plastique qui sous-tend et scande tout le livre (gravure, photographie, peinture) – non seulement comme « contre-épreuve, » mais aussi comme « repoussoir » du réel qui fait tout le contraste de l'écriture : une écriture « noire sur noir », comme disait Leonardo Sciascia, l'un de mes modèles en matière de lien entre littérature et politique. Le noir de l'écriture qui se détache sur le noir de la réalité.

    Oui, il faut savoir « contrer » : contre le discrédit de la parole politique et des institutions, le crédit du non-autorisé, ou de qui s'autorise soi-même. L'heuristique du faux, la puissance paradoxale de l'impouvoir artistique, le réalisme des utopies concrètes : tout cela qui se trouve, aujourd'hui, au cœur des espoirs des jeunes générations (le droit des non-humains, la dette comme moyen de négociation, la désobéissance civile, la défense des « zones » alternatives, le « manifeste cyborg », etc.), parce que les anciennes n'ont fait que trahir leurs promesses. Je ne suis pas sûr de pouvoir vraiment, par moi-même, suivre la plupart de ces pistes, mais il m'importe de ne pas leur être étranger, pas plus qu'à mes étudiant·e·s, doctorant·e·s. ou jeunes collègues – épimodernistes ou pas. C'est en cela qu'il faut détourner l'autorisation institutionnelle. Prendre son risque, a minima. Contrer le fétichisme de la fin.

    MM : Pas de mot de la fin, alors ? L'épimoderne et les formes épicritiques sont donc appelés à migrer, à « contrer » leur propre fin ?

    EB : Absolument. C'est la façon dont la littérature évolue. Et pour prolonger l'aventure critique, il y aura bientôt (avec l'esprit de dérision qu'il faut) « the new ERA » : une « Epimodernist Research Alliance » qui va être fondée à Budapest au printemps 2023, avec des collègues d'une dizaine de pays différents. Une entreprise « épicritique » (merci pour le néologisme), sincère et ironique à la fois. J'envisage aussi, après la traduction anglaise d'Épimodernes qui va paraître bientôt, un Épimodernes 2. Je viens tout juste de le décider grâce à la disposition nouvelle des idées que m'a révélée cet entretien – dont je vous remercie vivement.

    Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en novembre 2022.

    Épimodernes : Morceaux choisis

     « Superficialité »

    « Pour Italo Calvino comme pour Leonardo Sciascia, la superficialité est une vertu : elle est ce qui fait apparaître en surface ce qui était caché en profondeur. (…) De là l'idée d'une épigraphie au sens d'écriture de surface, ou d'écriture “superficielle” dans sa pleine acception : où le jeu des citations, des allusions et des réécritures fait apparaître le discours de la littérature à la surface du texte, tout en convoquant (en provoquant), en profondeur, le commentaire du monde (…).

    Car ce ne sont pas seulement les figures d'allusion ou le jeu des citations qui se jouent “en surface” (…) : il s'agit aussi de toute une pratique de la fictionnalisation des figures d'écrivains du passé (Franz Kafka, Robert Musil, James Joyce, Henry James, Marcel Proust, Philip Roth, Robert Walser, etc.) comme doubles de l'auteur implicite, toujours à la fois silhouette épigonale et corps épigraphique. » (…)

    Et de fait, ce qui effleure à nouveau, à la surface de la littérature, ce sont les traces multiples, innombrables et troublantes d'un très profond courant qui, pour se confronter à l'actualité́ de l'histoire, remonte paradoxalement à Franz Kafka et plus précisément à Amerika : un courant de fond, qui prend forme par le moyen de l'omniprésence de la lettre K, la lettre-emblème, la « fonction » clé́ d'une résurgence épiphénoménale du modernisme. »

    «Secret»

     « Le roman contemporain s'établit à nouveau dans l'élément du secret : fantasme de l'origine, secret de famille et réinterprétation du motif généalogique comme écriture de la disparition ou de la trahison – comme chez Agatha Tuszynska (…) ou Péter Esterházy (…). Ainsi en va-t-il de la découverte des secrets du passé comme d'une pratique épigénétique : agissant comme une lecture imaginaire du code génétique secret (du texte introuvable) de l'expérience, les moyens de l'écriture sont analogues à ce que les épigénéticiens appellent des épidrogues – lesquelles servent à “faire parler les gènes silenciés” (selon la formule de la biologiste généticienne Edith Heard).

    L'héritage de l'absence et son incorporation sensible sont, en particulier, matérialisés par le motif du membre fantôme (…) : à l'image de cette sensation fantomatique qui donne l'impression qu'un membre disparu continue d'exister, il s'agit de désigner par là la puissance d'une trace mnésique fonctionnant comme présence sensible de l'absence, et incorporée dans la “réalité mentale” de l'écrivain (ou de son narrateur). »

    « Énergie »

     « Tout se passe comme si le roman, aujourd'hui, voulait énergiquement ressusciter l'augere poétique, la “puissance d'augmentation” originelle de l'écriture, et relever le défi lancé par Roland Barthes dans “La mort de l'auteur” par la signature fantôme de l'auteur ressuscité. Car si l'autorité (au sens d'authorship) ne fonctionne plus comme garantie fondamentale du texte littéraire, si la fonction-auteur (selon la terminologie foucaldienne) en a déhiérarchisé et démultiplié les instances, cela n'empêche pas le roman de vouloir faire voir ce que l'on peut appeler la force agissante, ou comme l'écrit Jean-Philippe Toussaint en appendice de Fuir : “l'énergie romanesque, ce quelque chose d'invisible, de brûlant et de quasiment électrique, qui surgit parfois des lignes immobiles d'un livre.” (…) L'auteur se représente désormais volontiers occupant une position mineure et secondaire dans la maîtrise de son roman et dans l'exercice de sa fonction-autorité (occupant une position “moindre”, à la manière du narrateur d'Éric Chevillard nommé Albert Moindre et occupé à servir la mémoire de l'écrivain idéal mais imaginaire qu'est Dino Egger) ; mais il s'expose également, en sourdine (en mineur), dans un geste romanesque en forme d'autoportrait indirect, en opérant résolument (voire crânement) une reprise paradoxale d'autorité (…). »

    « Accélération »

    « Ainsi observe-t-on volontiers une dynamique récente du roman, qui consiste dans l'affaiblissement progressif du modèle, dominant depuis les années 1980, du “roman de l'historien” (au sens où le narrateur y imite une figure possible ou fantasmatique de l'historien en une fiction d'enquête indiciaire attachée à la remontée des traces, à l'écho des voix perdues, à l'archéologie du présent) ; au profit d'une pratique nouvelle (contemporaine et concurrente de la première) d'une fiction du témoin oculaire que j'ai proposé d'appeler roman istorique : incarnation imaginaire du témoin ou fiction d'énonciation des voix tues (voix des vaincus, voix subalternes, voix “infantes”, voix scandaleuses), qui actualise radicalement le temps historique (…) Cette pratique n'est évidemment pas sans précédent, mais l'actualité du roman a montré une accélération du phénomène et une sensibilité accrue à ce qu'il engendre. Aussi peut-on considérer que cette pratique romanesque soulève de façon nouvelle la question du “régime d'historicité présentiste” de François Hartog – prolongeant aux temps contemporains la critique de l'historicisme menée par Walter Benjamin dès les années 1920 et 1930. Car l'emprise du présent, ici, se manifeste par une alliance étroite entre vision du passé et voix au présent, qui tend à déstabiliser ou affaiblir tant le régime mémoriel classique que le “paradigme indiciaire” (évoqué naguère par Carlo Ginzburg et si important à la fin du XXe siècle), et à conduire le lecteur à juger en tiers des raisons de cette actualité du passé. »

    « Crédit »

     « Peut-être [l]e crédit est-il tout simplement celui qui s'attache à tout exercice plein du “contemporain”, en tant que, période sans suite, il est tourné vers le possible autant que vers le passé (…). Et qu'ainsi, il s'autorise la littérature. (…) S'autoriser la littérature, ce serait donc rappeler d'abord que l'idée d'une autorité d'auteur, d'une auctorialité, en littérature – quand bien même le tournant linguistique en aurait sapé les fondements subjectifs et dénoncé l'illusion intentionnelle, quand bien même elle semblerait n'être plus qu'une autorité fantôme, errant dans les oubliettes du contemporain – cette idée définit avant toute chose, depuis l'âge moderne et jusqu'aujourd'hui, une prétention à l'autonomie (au moins relative) du discours littéraire à l'égard des pouvoirs qui l'entourent. (…) “S'autoriser (la littérature)”, ce serait donc une façon de mettre volontairement, avant toute chose, l'accent sur un conflit d'autorités. Ce serait s'autoriser une autorité contre une autre – l'authorship, l'auctorialité, même fantomatique ou éclatée, résistant tant bien que mal, par les “liens faibles” qu'elle suscite, à l'authority des pouvoirs et des lois, et à leur violence concrète. »

    « Esprit de suite »

     « À l'épigraphie qui ouvrait cette série de chapitres répond logiquement en clausule un épilogue en forme de condensation des “valeurs” du contemporain, et de prolongement d'un texte absent : comme si Italo Calvino avait laissé non écrite sa dernière leçon sur la consistency pour que le roman contemporain – ou sa critique – lui donne consistance et esprit de suite.

    C'est ce que certaines œuvres semblent capables de faire, en donnant un sens à cette notion mystérieuse. (…) Ce que l'écriture [contemporaine] définit en effet, au fil de ses étonnantes métamorphoses – d'échec programmé en contre-utopie salutaire –, c'est bien la vertu de la consistency comme esprit de suite : répétition et prolongement, complétude rétroactive et invention créatrice, productivité des possibles et narrativité fragmentaire, nouvelle hygiène du vocabulaire littéraire et révolution patiente du style.

    Postface à l'édition anglaise Epimodernism. Six Memos fot Literature Today, trad. par Reed Cooley, à paraôtre aux éditions Palgrave-MacMillan

     « Tout compte fait, qu'est-ce que l'épimodernisme ?

    Je répondrai très simplement : c'est une possibilité de la littérature actuelle, une dynamique créative capable, en réaménageant l'héritage et l'ambition du roman européen selon six valeurs nouvelles, de se confronter au discrédit de la post-vérité, à l'accélération sociale et aux crises de la mémoire historique, au creusement des inégalités et des discriminations, et peut-être même, à terme – lorsque les formes digitalisées de l'épimodernisme auront prouvé leur efficacité – à ce que Shoshana Zuboff appelle « le capitalisme de l'âge de surveillance ».

    En se plaçant légèrement en surplomb, mais toujours en contact avec son époque (1er sens du préfixe epi), l'épimodernisme offre une perspective nouvelle sur l'articulation entre modernisme et postmodernisme, et récuse leur stricte antinomie : il réactive certaines des utopies modernistes sans abandonner le scepticisme actif des postmodernes ; il relance la notion d'engagement, mais en la liant strictement aux formes de l'écriture et aux procédés d'énonciation ; il conserve la puissance de l'ironie, sans saper pour autant la sincérité de l'aspiration à un nouveau pouvoir de l'écriture.

    Est-ce une façon de désigner toute la littérature actuelle ? Non. Car dans le temps du « contemporain » coexistent toujours plusieurs « époques » de la littérature et de ses manifestations possibles. Mais ce que la notion d'épimoderne permet, c'est de prélever dans le tissu du présent les fils, les lignes de force d'une ambition renouvelée de la littérature dans son efficacité possible – contre le dévoiement du langage par le discrédit de la parole politicienne, par la « langue hégémonique » et la « sophistique » des pouvoirs.

    Et cette ambition ne se sépare jamais – ce point m'importe particulièrement – de l'exercice d'une ironie critique et autocritique qui est l'héritage le plus fort du postmodernisme. D'où l'alliance particulière entre sérieux et humour que j'ai voulu placer au centre de l'épimodernisme, et donc aussi au centre d'une critique épimoderne comme celle que j'ai essayé de pratiquer.

    À d'autres, désormais, de prolonger ce geste critique, et de donner à l'épimodernisme la place qu'il mérite. ».

    Marc Escola


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    Author: Daniel Moreno

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